[Récit - Radjie] Bribes de souvenirs

Une petite figurine en forme d'ours. Lorsqu'on appuyait dessus, un petit bruit aigue en sortait.

Assise contre la muraille froide de la Citadelle Noire, Radjie manipulait ce petit objet avec une certaine fascination. Un humain lui avait donné ce présent. Comme beaucoup d'individus, il avait pris la charr pour un être naïf et mentalement attardé. Il devait penser que ce petit jouet allait émoustiller les sens de la charr comme le ferait un os pour un chien.
“Poui”. Non, décidément, les vrais oursons n'émettaient pas de tels bruits.

En ré-appuyant sur la figurine, elle imaginait le rugissement d'un réel ourson. Un rugissement attendrissant et ridicule qu'on pourrait interpréter comme une souffrance de l'animal. Imaginer un charrton pousser de tels cris lui semblait impossible. Et pourtant, c'est ce que son premier Primus lui avait dit ; qu'elle poussait des cris d'ourson.

La charr leva les yeux vers les étoiles. Rien de symbolique ici. Juste de petites mèches enflammées qui brûlaient, très loin, là-haut. Des petites flammes ardentes perdues au milieu d'une immensité glacée et vide. Peu à peu, les étoiles disparaissaient pour ne laisser qu'une noirçeur parfaite. Les bruits des machineries de la Citadelle Noire avaient cessé peu à peu pour laisser place au silence.

Une pièce ronde aussi petite que le fond d'un puit. Des murs de pierre froids et humides. L'obscurité totale. C'était le Trou. Elle s'y revoyait charrton. Le Primus Griffefer l'y avait jetée plus d'une fois. Cette fois-ci, elle ignorait depuis combien de temps elle était ici. Les jours lui semblaient longs comme des années. Sa nervosité prenait le pas sur tout le reste. Elle griffait les murs, se cognait la tête dedans et hurlait à la mort.

Radjie était née avec un défaut d'hyperactivité débordante. Plus jeune, son caractère était similaire à celui d'un puma sauvage. Elle fut rapidement confrontée à ses compagnons du Farhar et à son Primus. Les brimades et les agressions dissimulées de ses compagnons ne l'atteignaient pas, tout comme les corrections de Griffefer. Elle avait plus d'endurance que ça. Griffefer songea à s'en débarrasser, mais c'était prouver aux autres Primus qu'il n'était pas capable de gérer un charrton de quelques mois. Alors, au bout d'un moment, lui est venu à l'aidée de la balancer dans ce fameux Trou, à l'abri des regards indiscrets.

Elle avait été amenée au Farhar par un inconnu pendant qu'elle se débattait fortement en mordant tout ce qu'elle avait à sa portée. L'inconnu l'avait jetée au milieu des autres charrtons en déclarant au Primus :

“La ratée de qui tu sais. Amuses-toi bien.”

La Citadelle Noire grinçait de ses fers dans de longs hurlement plaintifs et répétitifs.
Une brume matinale recouvrait le sol, rendant l'endroit d'avantage froid et austère.

Les charrtons regardaient la petite noire qui se relevait en grognant. Elle poussa un rugissement d'ourson en direction du Primus. La guerre était déclarée.

Les charrtons s'entraînaient au bâton dans une arène aménagée, non loin de la Citadelle Noire sur le plateau de Diessa.

Radjie s'entraînait avec Jeanpatte. Le charrton avec qui elle s'entendait le mieux. Il était plus petit et gros que les autres, la fourrure grise, auréolée de noir. Il était prognathe. Jeanpatte avait été légèrement raillé et rejeté par les autres à cause de son physique disgracieux. Il était d'une patience exemplaire et appréciait la compagnie de la petite charr noire. Le combat d'entraînement était équitable, car Radjie retrouvait une grande partie de son calme lorsqu'elle était aux côtés de Jeanpatte. On disait que Jeanpatte rendrait amorphe tout le monde, et qu'il était ennuyeux. Ce n'était pas l'avis de la petite charr noire.

Pendant qu'il assénait un coup – assez mou – à Radjie qui le para assez facilement, un autre charrton, entouré de trois autres, s'approcha. C'était Sangdur, au pelage fauve. Excellent combattant, excellent élève. Peut-être le meilleur de la troupe.

“Eh, Jeanpatte. Ton père il était aussi gras que toi ?” se moqua Sangdur. Les trois autres charrtons éclatèrent de rire.

“Ferme-là, Sangdur. Son père était un grand combattant. Il était même... euh... Centurion ! Alors boucle-là et vite !” rugit Radjie.

“Ah ouais ? Menteuse. Son père c'était l'ancien cuistot de la Lame Dentelée. C'est mon père qui me l'a dit. Et le tiens c'était qui ?” répliqua Sangdur.

“Le mien... ? Euh... C'était... Un grand combattant... Euh... Centurion ! Voilà !” mentit Radjie.

Les quatre charrtons rièrent de plus belle. Jeanpatte regarda Radjie d'un air étonné.

“Elle ne sait même pas qui est son père. Elle ment. Vous l'avez vu hésiter ?” se moquèrent les quatre charrtons.

“Si je sais ! Si !” s'énerva Radjie.

“Tu parles ! Ton père c'était un tatou.” déclara l'un des quatre charrtons en s'éloignant.

“Je vais te tuer ! Et je tuerai tous les tatous du monde !” rugit Radjie en s'élançant sur Sangdur, bâton levé.

Elle lui asséna un violent coup de baton à la tête. Les trois autres charrtons sautèrent sur elle et la passèrent a tabac. Griffefer arriva d'un pas lourd, un air blasé et fatigué sur son visage et plongea une patte dans la cohue de griffes et de dents. Il en sorti par la peau du cou Radjie, lacérée, encore très énervée, qui tentait de lui mettre des coups de pattes à lui aussi. Les autres charrtons se mirent en rang, hormis Sangdur qui était assommé.

“Tranchnuit. Vous tentez de faire quoi exactement là ?” dit Griffefer en secouant la petite charr.

“C'est lui qui a commencé ! C'est lui ! Je vais le tuer ! Je vais le tuer et je tuerai les tatous ! Il dit que je ne sais pas qui est mon père !” hurla Radjie.

“Ah oui... ? Et c'est qui ?” demanda le Primus avec un petit sourire.

La petite charr noire ne répondit rien. Un nouveau mensonge pourrait la rendre plus ridicule encore. Griffefer, mécontent de voir son meilleur élève assommé, porta la turbulente petite charr noire sur son épaule et s'éloigna avec. Après-tout... Cela faisait bien une semaine qu'elle n'était pas allé au Trou.


La nuit tomba sur Diessa.

Les charrtons dormaient. Griffefer se réchauffait près d'un feu et entamait une bouteille de whisky. Vint à sa rencontre un soldat.

“Primus Griffefer. Une missive pour vous.”

Grifferfer tendit sa patte et prit la missive. Il l'ouvrit et commença à lire.

“Ça se passe bien ? Le mien est sage ?” demanda le soldat.

“Sage, oui. Il s'est battu cette après-midi. Rien de grave. Ça le rendra plus fort”. Répondit le Primus en lisant.

“Aaah. Comme son père à l'époque. Que dit cette lettre ?”

“Des nouvelles de la Citadelle Noire. L'un des parents de mes charrtons est décédé. Rien d'important, mais je dois être au courant de ces choses-là.”

“Qui était-ce ?”

“Reiva Sangpourpre. La mère de Tranchnuit. La lettre dit qu'elle s'est écroulée un beau jour par terre sans que personne ne comprenne. Un arrêt du coeur.”

“C'était une folle. Il paraît qu'elle a perdu tous ces petits de cette manière.” dit le soldat en secouant mollement la tête.

Il y avait trois futures troupes qui commençaient à se former dans ce Farhar.

Les Nuit, les Patte, les Dur.

Les Dur étaient menés par Firu Sangdur. Il recrutait les plus grands et les plus forts. Firu Sangdur était arrogant et impressionnait ses camarades. Tout le monde voulait rejoindre sa troupe. Les plus forts qui n'avaient pas réussi à intégrer sa troupe montèrent une troupe du nom de Nuit. Les Nuit, dont était membre Radjie Tranchnuit, étaient des charrs agiles et vifs. Pas assez grands pour rejoindre la troupe de Firu Sangdur, mais assez forts pour leur coller une raclée en fourbe quand ces derniers devenaient un peu trop méprisants.
Restait enfin la troupe Patte, dont était membre Srob Jeanpatte. Personne ne su jamais pourquoi il voulu s'appeler Jean. Il trouvait que ça donnait un côté respectueux. Il souhaitait se donner des airs de “monsieur” quand il serait plus grand. Dans sa troupe, il y avait les perdants, aux yeux des autres. Eux, se voyaient comme commis de cuisine dans de grandes légions, forgerons ou encore tailleurs.

Firu Sangdur au pelage fauve était le préféré du Primus. Les autres charrtons le voyaient presque comme le futur Impérator. Les deux autres troupes le détestaient. Beaucoup le craignaient.

Lorsque Radjie se retrouva une nouvelle fois au Trou, Srob redevint la première victime des moqueries de la troupe Dur. Il se laissait faire. Les membres de sa propre troupe se tenaient éloignés de ceci pour éviter de s'attirer les foudres du Primus, comme c'était le cas de Radjie.

Srob était le meilleur ami de la turbulente Radjie. En fait, c'était son seul ami. Firu détestait la petite charr noire, et espérait bien lui faire payer d'une façon ou d'une autre le coup de bâton qu'il avait reçu en public, même si elle s'était prit une dérouillée par la suite. Ils redoublèrent donc de moqueries envers le gros Jeanpatte. Evidemment, ils l'appelèrent “Grostas”, et “Jeantas”, en lui conseillant de monter la troupe “Tas”.

S'en vint une nuit, où lors d'un moment d'inattention du Primus, la future troupe Dur se rendit dans le dortoire de la future troupe Patte. Ils sortirent Jeanpatte de sa couche en le bâillonnant et le tirèrent à l'écart. Bien sûr, certains charrtons de la troupe Patte avaient vu ceci, mais aucun n’osa jamais en parler. Ils firent mine de dormir, c'était plus prudent.

Srob Jeanpatte reçu une nouvelle correction. Les quatre mêmes charrtons lui donnèrent une bonne leçon. Un coup mal placé le fit hurler de douleur. Il se tordit au sol dans tous les sens en vociférant, ce qui alerta le Primus.

Griffefer fut tiré de son sommeil et accourra. Il vit les Dur partir en courant et reconnu Firu. Srob Jeanpatte continuait de hurler. Toutes les futures troupes se levèrent et vinrent observer ce qu'il se passait, enivrés de curiosité. Le Primus ordonna à tous les charrtons de repartir dans leurs dortoirs respectifs. Personne n'osa désobéir.

Le lendemain, Srob Jeanpatte était mort de ses blessures. Le Primus étouffa l'affaire. Il expliqua que c'était un accident. Un entraînement qui avait mal tourné et dont personne ne pouvait être responsable.

La nouvelle arriva jusqu'à Radjie Tranchnuit dans son Trou, par l'un des membres de sa future troupe.

“Jeanpatte... Tu n'as pas pu être le monsieur que tu voulais. En ton nom, je jure que beaucoup deviendront des monsieurs.” murmura la petite charr, accrochée aux barreaux de la porte plongée dans les ténèbres.

La mort de Srob Jeanpatte avait fortement déplu à beaucoup de monde à la Citadelle Noire. Les esprits commencèrent à s'échauffer. Griffefer ne méritait certainement plus sa place en tant que Primus. Il était temps d'arrêter ce gâchis.

Radjie Tranchnuit n'était plus ressortie de son Trou. Cela faisait longtemps qu'elle était dedans. Griffefer savait que si elle sortait, les choses tourneraient mal. Elle ne croirait jamais cette histoire d'accident et serait allé rendre visite à son meilleur élève, Firu.
Elle entendait du bruit dans les escaliers de l'ancienne ruine. Quatre charrs descendaient en compagnie du Primus. Ce dernier baissait la tête. Il n'était pas comme d'habitude, quelque chose avait changé.

La petite charr noire se rua sur les barreaux et les secoua en rugissant. Les charrs se regardèrent.

“C'est quoi, “ça”.” demanda l'un d'entre-eux en renâclant.

“C'est Radjie Tranchnuit, Légionnaire. J'ai un peu de mal avec...” marmonna Griffefer.

“Du mal ? Et vous vous dites Primus ?” grogna un autre charr.

Un quatrième charr rejoignit le petit groupe. Il portait à son œil une sorte de monocle dont il réglait les facettes pour mieux observer ce qu'il se passait. Il porta son regard sur les barreaux sur lesquels étaient accrochés de petites pattes noires, puis tourna la tête vers Griffefer.

“Griffefer, j'ai l'immense honneur de vous annonfer que vous êtes relevé de vos fonctions. Vous êtes attendu à la Citadelle.” dit-il.

“M'ouais... Et qui me remplacera pour les six mois restant ?”

“Moi ! Friilahr Mortepluie, Ingénieur du Fer ! On va rééquilibrer ce Farhar. Les Patte et les Nuit resteront ici. Les Dur iront rejoindre un Farhar à Ashord. Plus orientée... Sanglante !”

Radjie cessa de secouer les barreaux. Elle redressa les oreilles et s'intéressa rapidement à la discussion. Griffefer allait partir. Les choses allaient définitivement changer. Comment ? Elle n'en savait rien, mais cette nouvelle lui redonna une lueur d'espoir.

L'ingénieur ouvrit la porte dans un long grincement. La petite charr noire s'avança d'un pas méfiant. Elle cligna des yeux, éblouie par la lumière qui était plus forte à ce niveau du Trou. Immédiatement, elle tenta de se ruer sur Griffefer qui commençait à remonter les escaliers. Friilahr la saisit par la peau du cou dans son élan et la souleva.

“Tranchnuit ! Fuperbe. Je sens que nous allons bien nous entendre. Allez rejoindre votre petite troupe. ”

La petite charr ne se débattait plus. Elle fixa son nouveau Primus de ses yeux de chouette étonnée. Il la reposa au sol, et, à partir de se jour, étrangement, elle ne le quitta plus d'une semelle. Ou plutôt... D'une griffe.

Il l'avait sorti du Trou, et ne la prenait pas pour une vermine. En peu de temps, elle se réadapta à sa troupe. Les tensions s'apaisèrent lorsque les Dur prirent le départ. Les Nuit et les Patte apprirent les rudiments du Fer. Radjie devint une bonne élève, même si son caractère n'avait pas changé. Elle fit son travail avec énormément de zèle, en occasionnant beaucoup de bêtises. Elle cherchait par tous les moyens possibles et inimaginables de plaire à son nouveau Primus. Les autres charrtons se moquèrent d'elle au départ, et au final, ils firent pareil.

Personne ne su ce que Griffefer devint. Des rumeurs disaient qu'il avait été définitivement relevé de ses fonctions, et envoyé au Stigmate.

Radjie garda quelques séquelles de ce Primus. Elle était devenue claustrophobe et vouvoyait tout le monde. Griffefer le lui avait ordonné un jour, d'une manière qui l'avait complètement traumatisée. Elle l'oublia, lui et Firu Sangdur, avec le temps.

La troupe Nuit, qui était à première vue née pour les Cendres, se perfectionna dans toutes les compétences liées au Fer. Ils voulaient devenir comme leur Primus. Ils rejoignirent tous la Citadelle Noire, à deux ans, pour œuvrer pour le Fer. Avec le temps, la troupe se divisa. Certains restèrent dans le Fer, les autres allèrent dans les Cendres. Ils restèrent liés par le nom. Liés par leur histoire.

Radjie appréciait sa nouvelle vie dans le Fer. Evidemment, elle ne durerait pas longtemps ici, car ses bourdes étaient trop nombreuses.

Parfois, elle retournait par la pensée dans les plaines de Diessa, et elle y retrouvait Srob Jeanpatte. Elle lui racontait comment avait tourné le Farhar, ce qu'étaient devenu le Primus et les Dur. Elle lui expliquait que s'il avait tenu plus longtemps, il aurait été sauvé. Elle avait dressé un ourson qu'elle avait appelé Jeanpoils. Et toujours, lorsque naissaient les moments de doutes, les moments de nerfs et de colère, elle retournait dans ces songes, où plus rien ne les séparait.

Plus rien, ni plus personne.

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